Le ton de Paul VI frappe ici par sa chaleur et son souffle prophétique. Après seulement 25 ans, il s’agit déjà de célébrer ‘une floraison magnifique’ (§ 3). Paul VI relit naturellement cette histoire dans la dynamique ouverte par Vatican II et qui correspond tant à ce que vivent les membres des instituts séculiers : oui, ils « apparaissent comme des instruments providentiels » et ils doivent être « les témoins spécialisés et exemplaires de la disposition et de la mission de l’Eglise dans le monde ». Tout le discours de Paul VI va développer ce thème et il faudrait relever toutes les expressions évoquant la relation de l’Eglise au monde. Il est d’ailleurs intéressant de constater que cette réflexion éclaire la compréhension de la place des prêtres dans les instituts séculiers (§ 15-20). Au passage, on notera combien Paul VI tient à affirmer la liberté dans les recherches en cours. Cette vision parait différente de celle de Provida Mater ? Mais c’est bien Provida Mater qui l’a permise…

Très Chers Fils, membres d’Instituts séculiers !

1. En ce jour consacré au souvenir liturgique de la présentation de Jésus au Temple, c’est volontiers que nous vous accueillons pour commémorer ensemble le XXVe anniversaire de la promulgation de la Constitution Apostolique Provida Mater, publiée le 2 février 1947 (cf. A.A.S. XXXIX, 1947, pp. 114-124). Ce document représente un événement très important pour la vie présente de l’Église. Notre Prédécesseur Pie XII, de vénérée mémoire, accueillait ainsi dans l’Église, sanctionnait et approuvait les Instituts séculiers, et en précisait la physionomie spirituelle et juridique. Heureux jour, pour vous ; jour significatif, où, à l’imitation du Christ venu dans le monde et s’offrant au Père pour accomplir sa volonté (cf. Ps 39,9; Heb 10,9), vous fûtes aussi présentés à Dieu pour briller devant toute l’Église, pour consacrer vos vies à la gloire du Père et à l’élévation du monde.

2. Combien nous sommes heureux, nous aussi, de cette rencontre ! Car nous nous souvenons bien des circonstances dans lesquelles mûrit ce document historique, vraie magna carta des Instituts séculiers, lesquels, déjà préparés antécédemment par l’Esprit qui suscite de secrètes impulsions dans les âmes, y reconnurent leur accueil officiel par l’Autorité Suprême, leur acte de naissance et le point de départ d’un élan nouveau vers l’avenir, et cela grâce surtout à l’action du vénéré Cardinal Larraona.

3. Vingt-cinq ans, c’est un temps relativement court; toutefois ces années ont été particulièrement intenses et comparables à celles de la jeunesse. Floraison magnifique, dont témoigne votre présence ici en ce moment, et la réunion des Responsables Généraux de tous les Instituts séculiers, projetée pour Je mois de septembre, à Rome. Nous désirons donc vous adresser quelques paroles d’encouragement, de confiance; d’exhortation, afin que ce jubilé soit vraiment fécond en résultats, pour vous et pour tout le Peuple de Dieu.

Dans la perspective de Vatican II

4. Les Instituts séculiers doivent être encadrés dans la perspective en laquelle le IIe Concile du Vatican a présenté l’Église: comme une réalité vivante, visible et spirituelle tout ensemble (cf. Lumen gentium, 8); qui vit et se développe dans l’histoire (cf. ib. 3,5,6,8); composée de beaucoup de membres et d’organes divers, mais intimement unis et communiquant entre eux (cf. ib. 7); participant à la même foi, à la même vie, à la même mission, à la même responsabilité et cependant distincts par un don, un charisme particulier de l’Esprit vivificateur (cf. ib. 7,12), donné non seulement pour le bien personnel, mais aussi pour le bien de toute la communauté. L’anniversaire de la Constitution Provida Mater ; Constitution qui voulut exprimer et approuver votre charisme particulier, vous invite donc, selon l’indication du Concile, à « revenir aux sources de toute votre vie chrétienne et à l’esprit primitif de vos Instituts » (Perfectae caritatis,2), à vérifier votre fidélité au charisme originel propre à chacun.

5. Si nous nous demandons quelle a été l’âme de chaque Institut séculier, ce qui a inspiré sa naissance, son développement, nous devons répondre: ce fut le besoin profond d’une synthèse; ce fut l’aspiration à l’affirmation simultanée de deux caractéristiques : (1) la pleine consécration de la vie selon les conseils évangéliques et (2) la pleine responsabilité d’une présence et d’une action transformante au-dedans du monde, pour le modeler, le perfectionner et le sanctifier. D’une part la profession des conseils évangéliques – forme de vie qui sert à alimenter et à témoigner cette sainteté à laquelle tous les fidèles sont appelés – est le signe de l’identification parfaite avec l’Église, avec le Seigneur et Maître lui-même, avec la finalité qu’il a assignée à l’Église. D’autre part, rester dans le monde est un signe de la responsabilité chrétienne de l’homme sauvé par le Christ, et à cause de cela engagé à « éclairer et orienter toutes les réalités temporelles… afin qu’elles se réalisent et prospèrent constamment selon le Christ et soient à la louange du Créateur et Rédempteur » (Lumen gentium, 31).

6. Dans ce tableau, on ne peut pas ne pas voir une coïncidence profonde et providentielle entre le charisme des Instituts séculiers et ce qui a été une des lignes les plus importantes et les plus nettes du Concile: la présence de l’Église dans le monde. En effet, l’Église a fortement accentué les divers aspects de sa relation au monde: elle a répété clairement qu’elle fait partie du monde, qu’elle est destinée à le servir, qu’elle doit en être l’âme et le ferment, car elle est appelée à le sanctifier, à le consacrer et à refléter sur lui les valeurs suprêmes de la justice, de l’amour et de la paix.

Vers un monde nouveau

7. L’Église a conscience du fait qu’elle existe dans le monde, qu’elle « fait ainsi route avec toute l’humanité et partage le sort terrestre du monde; qu’elle est comme le ferment et pour ainsi dire l’âme de la société humaine » (Gaudium et spes, 40). Elle a par conséquent une dimension séculière authentique, inhérente à sa nature intime et à sa mission, dont la racine plonge dans le mystère du Verbe Incarné, et qui s’est réalisée sous des formes diverses dans ses membres – prêtres et laïcs – selon leur propre charisme.

8. Le magistère pontifical ne s’est jamais lassé, spécialement au cours des dernières années, d’appeler les chrétiens à assumer valablement et loyalement leurs propres responsabilités dans le monde. C’est d’autant plus nécessaire aujourd’hui que l’humanité se trouve à un point crucial de son histoire. Un monde nouveau est en train de naître; les hommes cherchent de nouvelles formes de pensée et d’action qui détermineront leur vie dans les siècles à venir. Le monde pense pouvoir se suffire à lui-même et n’avoir besoin ni de la grâce divine ni de l’Église pour se construire et se dilater: un divorce tragique s’est creusé entre la foi et la vie vécue, entre le progrès technico-scientifique et la croissance de la foi dans le Dieu vivant. Non sans raison, on affirme que le problème le plus grave du développement actuel est dans le rapport entre l’ordre naturel et l’ordre surnaturel. L’Église de Vatican II a écouté cette « vox temporis », et lui a répondu par une conscience claire de sa mission dans le monde et dans la société, elle sait qu’elle est le « sacrement du salut universel »; elle sait qu’il n’est pas de plénitude humaine sans la grâce, c’est-à-dire sans le Verbe de Dieu qui est « le terme de l’histoire humaine, le point vers lequel convergent les désirs de l’histoire et de la civilisation, le centre du genre humain, la joie de tous les cœurs et la plénitude de leurs aspirations  » (Gaudium et spes, 45).

9. En un moment tel que celui où nous vivons, les Instituts séculiers, en vertu de leur charisme de sécularité consacrée (cf. Perfectae caritatis, 11), apparaissent comme des instruments providentiels pour incarner cet esprit et le transmettre à l’Église tout entière. Si dès avant le Concile, ils ont en quelque sorte anticipé existentiellement cet aspect, à plus forte raison doivent-ils actuellement être les témoins spécialisés et exemplaires de la disposition et de la mission de l’Église dans le monde . Pour l’aggiornamento de l’Église aujourd’hui, il ne suffit pas d’avoir des directives claires et des documents fréquents: il faut des personnalités et des communautés conscientes de leur responsabilité d’incarner et de transmettre l’esprit voulu par le Concile. A vous, cette mission exaltante: donner inlassablement l’impulsion à la relation nouvelle que l’Église cherche à incarner dans le monde et au service du monde.

Double réalité

10. De quelle manière? Par la double réalité de votre configuration.

11. Tout d’abord, votre vie consacrée dans l’esprit des conseils évangéliques est l’expression de votre appartenance indivisible au Christ et à l’Église, de la tension permanente et radicale vers la sainteté et de la conscience que, en dernière analyse, c’est le Christ seul qui par sa grâce réalise l’œuvre de rédemption et de transformation du monde. C’est dans l’intime de vos cœurs que le monde est consacré à Dieu (cf. Lumen gentium, 34). Ainsi votre vie est garante que le rapport intense et direct avec le monde ne dégénère pas en mondanité ou naturalisme, mais est l’expression de l’amour et de la mission du Christ. Votre consécration est la racine de l’espérance qui doit toujours vous soutenir, même lorsque les fruits extérieurs sont peu abondants ou manquent totalement. Votre vie est féconde pour le monde non tant par les œuvres extérieures que par l’amour du Christ qui vous a poussés au don total, dont vous témoignez dans les conditions ordinaires de la vie

12. Dans cette lumière, les conseils évangéliques, bien qu’étant communs à toutes les formes de vie consacrée, acquièrent une signification nouvelle, d’une actualité spéciale pour le temps présent. Dans un monde replié sur lui-même et livré d’une manière incontrôlée à ses instincts, la chasteté, toute tendue vers les réalités célestes, apparaît comme un exercice vivant de domination de soi et de vie dans l’esprit. La pauvreté devient le modèle de la relation que l’on doit avoir avec les biens créés, de leur usage correct, dans une attitude valable soit pour les pays développés, où le désir de posséder menace sérieusement les valeurs évangéliques, soit dans les pays moins bien pourvus, où votre pauvreté est un signe de solidarité et de présence parmi les frères éprouvés. L’obéissance devient un témoignage de l’humble acceptation de la médiation de l’Église et, d’une manière plus générale, de la sagesse de Dieu qui gouverne le monde à travers les causes secondes, et en ce moment de crise de l’autorité votre obéissance témoigne aussi de ce qu’est l’ordre chrétien de l’univers.

Pour la sanctification de l’ordre naturel

13. En second lieu, à la différence des religieux, votre sécularité vous pousse à accentuer spécialement la relation avec le monde. Cette relation ne représente pas seulement une condition sociologique, un fait extérieur, mais bien une attitude: être présents dans le monde, se savoir responsables pour le servir, pour le configurer selon Dieu en un ordre plus juste et plus humain, pour le sanctifier du dedans. La première attitude à prendre devant le monde est le respect de son autonomie légitime, de ses valeurs et de ses lois (Gaudium et spes, 36). Cette autonomie ne signifie pas, nous le savons, indépendance absolue de Dieu, Créateur et fin ultime de l’univers. Prendre au sérieux l’ordre naturel, en travaillant à son perfectionnement et à sa sanctification, afin que ses exigences soient intégrées dans la spiritualité, dans la pédagogie, dans l’ascétique, dans la structure, dans les formes extérieures et dans l’activité de vos Instituts, est une des dimensions importantes de cette caractéristique spéciale de votre sécularité. Ainsi sera-t-il possible, comme le requiert Primo feliciter que « votre caractère propre et particulier, le caractère séculier, se reflète en toutes choses » (II).

14. Les nécessités du monde étant très variées, de même que les possibilités d’action dans le monde et avec les instruments du monde, il est naturel que surgissent diverses formes d’actualisation de cet idéal: formes individuelles ou associées, cachées ou publiques, selon les indications du Concile (cf. Apostolicam Actuositatem, 15-22). Toutes ces formes sont également possibles aux Instituts séculiers et à leurs membres. La pluralité de vos formes de vie (cf. Vœu sur le Pluralisme, Congrès international des Instituts séculiers, Rome 1970) vous permet de constituer divers types de communautés et de donner vie à votre idéal en divers milieux, et par divers moyens, même là où l’on ne peut porter témoignage à l’Église que sous une forme individuelle, cachée et silencieuse.

Responsabilité sacerdotale

15. Une parole encore pour les prêtres qui s’unissent aux Instituts séculiers. Le fait est prévu expressément par l’enseignement de l’Église, à partir du Motu Proprio Primo feliciter et du Décret Conciliaire Perfectae caritatis. Par lui-même, le prêtre en tant que tel a lui aussi, comme le laïc chrétien, une relation au monde essentielle, qu’il doit réaliser d’une manière exemplaire dans sa propre vie, pour répondre à sa vocation; c’est pourquoi il est envoyé dans le monde comme le Christ fut envoyé par le Père (cf. Jn 20,21). Mais, comme prêtre, il assume une responsabilité spécifiquement sacerdotale, pour une juste conformation de l’ordre temporel. A la différence du laïc, – sauf dans des cas exceptionnels, comme l’a prévu un vœu du dernier Synode Épiscopal – il n’exerce pas cette responsabilité par une action directe et immédiate dans l’ordre temporel, mais par son action ministérielle, et moyennant son rôle d’éducateur de la foi (cf. Presbyterorum Ordinis, 6) et c’est le moyen le plus élevé pour contribuer à ce que le monde se perfectionne constamment, selon l’ordre et la signification de la création.

16. En s’agrégeant à un Institut séculier, le prêtre en tant que séculier justement, reste lié en intime union d’obéissance et de collaboration à l’Évêque; et, ensemble avec les autres membres du presbyterium, il aide ses confrères dans la grande mission de coopérateurs de la vérité, entretenant ces « liens particuliers de charité apostolique, de ministère et de fraternité » (Presbyterorum Ordinis, 8) qui doivent distinguer cet organisme diocésain. En outre, en vertu de son appartenance aux Instituts séculiers, le prêtre bénéficie d’une aide pour cultiver les conseils évangéliques. Nous savons bien que cette appartenance est un problème profond et vivement ressenti; il doit être résolu dans le respect du « sensus Ecclesiae ». Nous savons aussi, qu’à ce propos vous êtes à la recherche de solutions adéquates, et nous encourageons cet effort, que l’on doit tenir pour valable, dans ce secteur si délicat.

Les rapports avec les Évêques

17. Un problème existe effectivement, et il se pose en termes d’une triple exigence, dont chacune est très importante: l’exigence représentée par la « sécularité » du prêtre membre d’un Institut séculier; l’exigence, en outre, que ce prêtre garde un contact intime avec son Institut, duquel il attend un aliment spirituel, une restauration et un soutien pour sa propre vie intérieure; enfin l’exigence de rester dans une stricte dépendance de l’Évêque du diocèse.

18. Nous savons, et nous venons de vous le dire, que vous faites en ce moment des études sur ce sujet, dans le but de concilier ces exigences apparemment opposées. Cherchez librement dans cette ligne; mettez au service de cet approfondissement les talents de votre préparation, de votre sensibilité, de votre expérience. Nous nous permettons seulement d’appeler votre attention sur les points que voici:

19. a) Nulle solution ne doit toucher tant soit peu à l’autorité de l’Évêque, lequel est par droit divin l’unique responsable direct du troupeau, de la portion de l’Église de Dieu (cf. Ac 20,28).

20. b) En outre, dans votre recherche ne perdez pas de vue cette réalité: l’homme est une unité personnelle, psychologique et active. Ce n’est que conceptuellement que l’on distingue en lui la dimension spirituelle et la dimension pastorale.

21. Ce disant, nous ne voulons pas, et nous nous permettons de le souligner, conditionner et encore moins mettre un terme à la recherche en cours en vous indiquant d’ores et déjà une solution. Nous voulons seulement vous inviter à tenir compte, au long de votre étude, de ces deux points qui nous paraissent d’une importance capitale.

22. Nous voici parvenus au terme de nos considérations, même si beaucoup de choses restent à dire, et bien des développements restent ouverts. Mais c’est avec une joie profonde que nous vous exprimons notre désir et notre espérance: que vos Instituts soient de plus en plus les modèles de ce que le Concile a voulu infuser à l’Église, afin de surmonter la menace dévastatrice du sécularisme, qui exalte uniquement les valeurs humaines, les détachant de Celui qui en est l’origine et de qui elles reçoivent leur signification et leur finalité ultime; et afin que l’Église soit vraiment le ferment du monde.

23. L’Église a besoin de votre témoignage ! L’humanité attend que l’Église incarne toujours plus cette nouvelle attitude devant le monde, attitude qui, en vertu de votre sécularité consacrée, doit briller en vous d’une manière toute spéciale. C’est à cela que vous encourage notre Bénédiction Apostolique, que de tout coeur nous vous donnons, à vous ici présents, et à tous les membres des Instituts séculiers si méritants et qui nous sont si chers.

Rome, le 2 février 1972